Comme je l’avais examiné en début d’année dans ma brève série de newsletters sur les frontières, le système transnational des États-nations contemporains est profondément imbibé de nombreuses violences et injustices liées à la mobilité (ou migration) humaine et aux régimes juridico-étatiques de la citoyenneté moderne. Je trouve le diagnostic formulé par Nicholas De Genova – au sujet de l’Europe, mais également pertinent au-delà de ce contexte – particulièrement utile:

Europe’s borders, like all borders, are the materialisations of socio-political relations that mediate the continuous production of the distinction between the putative “inside” and “outside,” and likewise mediate the diverse mobilities that are orchestrated and regimented through the production of that spatial divide. Thus, with respect to the abundant inequalities of human mobility, the borders of “Europe” are simultaneously entangled with a global (postcolonial) politics of race that redraws the proverbial colour line and refortifies “European”-ness as a racial formation of whiteness, and a comparably global (neoliberal) politics of transnational labour mobility and capitalist labour subordination that produces such spatialised (and racialised) differences, above all, to capitalise upon them.

 Nicholas De Genova – The “Crisis” of the European Border Regime: Towards a Marxist Theory of Borders. (International Socialism, Issue 151, April 4 2016)

Au cours de la dernière décennie, depuis la soi-disante « crise migratoire » de 2014-2015 que De Genova analysait dans ce texte de 2016, la vie politique occidentale a été constamment marquée par les enjeux de politique migratoire et, il faut le souligner, des visions xénophobes, policières, racistes, et parfois même fascistes (ou « fascisantes »). Dans une perspective plus générale et historique, c’est en fait la Deuxième guerre mondiale et ses conséquences (migratoires, économiques, sociales, politiques, ONU, etc.) qui amorça la mondialisation du modèle nationaliste et meurtrier qui était pourtant à l’origine des horreurs commises sur le continent européen dans les années trente et quarante.

Pour avoir un ordre de grandeur du nombre de victimes du système transfrontalier, en gardant bien sûr à l’esprit qu’il est impossible d’être exhaustif ou conclusif à 100%, on peut estimer qu’il y a eu au moins 90’000 ou 100’000 morts depuis 2000. C’est vraisemblablement beaucoup plus, car la documentation et le décompte sont toujours confrontés aux difficultés d’identification des victimes (souvent sans papiers), de récolte de détails/causes/informations et de vérification des incidents, ainsi qu’à la non-transparence et l’obscurantisme des États et forces/acteurs frontaliers. Par exemple, les enquêtes dirigées par Lighthouse Reports ont mis la lumière sur les politiques meutrières de Frontex et de leurs partenaires (voir notamment « Sink the Boat » et « Desert Dumps« ), sur le fait que de nombreuses morts au long de la route des Balkans et à la frontière polonaise-biélorusse ne sont pas comptabilisées, et sur les mensonges et omissions des autorités (par ex. lors des nauvrages de Pylos et de Crotone, ou à propos du massacre de Melilla).

Néanmoins, cette estimation, basée sur les données du « Missing Migrants Project » (couverture: depuis 2014) et du projet « The Migrant Files » (terminé en 2016, mais couvrant la période 2000-2015), donne une idée de la gravité et de l’échelle de cette tragédie, pour ne pas dire un crime fondamental contre la vie et la dignité humaines. La campagne « Fatal Policies of Fortress Europe » estime en outre que plus de 60’000 morts depuis 1993 sont liées aux politiques européennes. Il y a d’autres projets et équipes documentant les massacres et vies perdues à cause du régime des frontières, dont l’El Paso Sector Migrant Death Database, Border Forensics, et OpenDemocracy.

Malgré la gravité morale et émotionnelle de ce sujet, les visualisations permettent d’illustrer les chiffres et données et ainsi mieux se représenter la réalité de ce phénomène global. Ma dernière infographie montre ainsi l’évolution du nombre de morts de migrants depuis 2014, à partir des chiffres de l’ONU (« Missing Migrants Project« ). Si l’on observe une légère baisse lors des mesures de quarantaines et de confinement dus à la pandémie COVID-19, le taux d’incidents a repris depuis 2020, toujours avec la noyade comme cause principale (58.5% du total depuis 2014). Cette dernière prévalence vient du fait que la majorité des morts à l’échelle mondiale sont concentrés dans la région méditerranéenne, c’est-à-dire que les politiques européennes en sont directement responsables.

Avec les mêmes données, j’ai créé il y a quelques semaines une carte animée des décès de migrants depuis 2014, grâce à Flourish.

Au cours de mes recherches, je suis aussi tombé sur cette cartographie parue dans Le Monde en 2015, réalisée par Jules Grandin et Flavie Holzinger.

Jules Grandin, Francesca Fattori et Flavie Holzinger, Les routes mortelles des migrants. Le Monde, le 30 août 2015.

Je conseille également de consulter les visuels interactifs créés par Soha Elghany et Jan Kühn à partir de ces mêmes données venant de l’ONU.

Visualisation réalisée par Soha Elghany. Voir la version interactive sur Tableau Public, ainsi que cette autre visualisation.

Visualisation interactive réalisée par Jan Kühn.

Il est en outre évident que les morts ne sont qu’une partie de la barbarie des frontières contemporaines: il faut aussi mentionner les « pushbacks » (Lighthouse Reports, Border Violence Monitoring Network, Bellingcat), la surveillance (« Invisible Borders« , « Airborne Complicity« ), les deportations (Statewatch, Lighthouse Reports/Nadieh Bremer, voir ci-dessous), et de manière générale les abus et injustices commis par les forces étatiques/para-étatiques (The Border Chronicle, Border Forensics, European Council on Refugees and Exiles, etc.). L’ensemble de ces violences et affronts sont fondés, comme l’explique De Genova, d’une part sur la structuration internationale du capitalisme contemporain, et d’autre part sur la déhumanisation des étrangers, pauvres, réfugiés, etc. Pour une discussion plus englobante sur le système des frontières et ses articulations aux autres structures modernes (militarisme, racisme, colonialisme, etc), on peut consulter les travaux du Transnational Institute, du Funambulist, ainsi que les ouvrages de Harsha Walia et Nandita Sharma.

Frontex: EU’s Deportation Machine, réalisé par Nadieh Bremer.

En conclusion, il nous faut faire le lien avec le génocide en Palestine, que les pays européens ont presque totalement soutenu depuis octobre. Ce qui se passe à Gaza (et au Soudan, en Ukraine, en Syrie, en Birmanie…) est malheureusement une indication des horreurs auxquelles va faire face la majorité de l’humanité durant ce 21ème siècle. La seule solution est une solidarité, résistance et mobilisation transnationales, contre non seulement le capital et les empires ou régimes coloniaux, mais aussi les structures étatiques, policières, carcérales et frontalières elles-mêmes.

The resonance we see between the Israeli apartheid and the global mobility apartheid is lived as a continuity in the trajectories of numerous Palestinian refugees we have met during our investigations over the last years. Whether they attempt to cross the Mediterranean, the Balkans or Eastern Europe, Europe’s borders continue to deny Palestinians their rights, and their rights to mobility in particular, just like the apartheid regime they escaped. Even after they have reached European soil, many remain for extended periods of time without the full recognition of their right to stay and work, joining other people of the global south as Europe’s second-class citizens.

Against all Apartheid Regimes: From the Occupation of Palestine to Global Borders – A declaration of solidarity by Border Forensics, November 2023