J’ai écrit un article pour le blog de BVMN (Border Violence Monitoring Network): « Tallying the human suffering at the hands of the European border regime. » Vous pouvez lire ci-dessous une version traduite en français.
Il est tellement difficile d’accepter qu’il n’y ait aucune trace. La mer les a-t-elle engloutis ?
Proche d’une des femmes disparues à bord d’un navire qui a sombré en janvier 2025 (Source: Caminando Fronteras)
Dix ans après ce qu’on a appelé le « long été des migrations », la mortalité liée au régime frontalier européen bat à nouveau son plein. Au cours de la dernière décennie, les autorités nationales et européennes ont œuvré pour rendre les routes migratoires vers l’Europe plus hostiles et dangereuses pour les personnes en déplacement. Cela n’a toutefois pas stoppé ni même ralenti le flux de personnes tentant de rejoindre le continent.
Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), au moins 2200 personnes sont mortes en Méditerranée alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Europe rien qu’en 2024, auxquelles s’ajoutent 743 personnes jusqu’à présent en 2025. Cela s’explique en partie par le fait que les gouvernements européens ont progressivement supprimé leurs opérations de recherche et de sauvetage (SAR) gérées par l’État et ont criminalisé les organisations non gouvernementales (ONG) qui sont intervenues à leur place. En réponse, certains gouvernements européens choisissent désormais de supprimer complètement le financement des ONG bénévoles de SAR.
Le collectif Caminando Fronteras a également fourni un décompte exhaustif des victimes de ce qu’il appelle la « frontière euro-africaine occidentale », à savoir les voies d’accès à l’Espagne, au cours des cinq premiers mois de 2025. Il fait état de 1865 victimes jusqu’au 31 mai, dont 38 bateaux qui ont disparu avec tous leurs passagers à bord. Les facteurs décisifs pour 47 % de ces décès ont été « les politiques de contrôle des migrations et l’érosion des normes de sauvetage en mer ».
Nous savons également que des milliers de personnes en déplacement (PoM) meurent en traversant le désert du Sahara, avec au moins 1180 décès entre janvier 2020 et mai 2024. Ce chiffre est probablement sous-estimé : l’ONU estime que les décès de PoM dans le désert sont deux fois plus nombreux que ceux en mer. Sous le couvert de la « gestion des migrations », l’UE soutient directement et participe à l’abandon de dizaines de milliers de personnes noires dans le désert ou dans des zones reculées par les pays d’Afrique du Nord afin de les empêcher de venir en Europe.
Une autre route mortelle est la Manche, où plus de 20000 migrants ont traversé depuis le début de l’année. Une enquête menée en 2024 par Maël Galisson, Leon Spring et Lucy Mayblin a recensé 391 décès de migrants dans la Manche depuis 1999. Nous savons que le gouvernement britannique paie la France pour intercepter violemment les canots pneumatiques qui font route vers la Grande-Bretagne, mettant ainsi en danger la vie des personnes à bord.
La plupart des experts estiment que le nombre total de décès de personnes en route vers l’Europe se situe entre 30000 et 60000. Le projet Missing Migrants fait état de plus de 32000 personnes disparues en Méditerranée depuis 2014, tandis que l’enquête Migrant Files a recensé plus de 30000 personnes décédées « en tentant de rejoindre ou de rester en Europe » entre 2000 et 2016. De plus, la campagne Fatal Policies of Fortress Europe (Politiques mortelles de la forteresse Europe) a récemment mis à jour sa liste des décès liés à l’Europe : de 1993 à juin 2025, elle recense un total de 66519 migrants ayant perdu la vie.
Leurs données montrent que la grande majorité des décès sont dus à des noyades, ce qui corrobore les données du projet Missing Migrants, et que la plupart des victimes proviennent d’Afrique subsaharienne.

Ce chiffre est probablement beaucoup plus élevé, car le processus de documentation et de comptage est entravé par des problèmes liés à l’identification des victimes, à la vérification des causes de décès, ainsi que par le manque de transparence des autorités publiques. Par exemple, les rapports de Lighthouse ont montré que de nombreux décès survenus le long de la route des Balkans et à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie ne sont pas pris en compte, malgré les nombreuses tentatives de dissimulation, comme dans le cas des naufrages de Pylos et de Crotone, ou du massacre de Melilla.
Mais au-delà des données, ce sont les témoignages poignants des victimes du régime frontalier européen qui brossent le tableau le plus sombre de sa violence. Dans les témoignages recueillis par BVMN, on peut régulièrement lire que les gardes-frontières battent brutalement les personnes en déplacement, les forcent à se déshabiller, leur prennent leurs téléphones, leur argent et leurs autres effets personnels, et commettent d’autres formes de violence. Un répondant a décrit qu’un de ses amis, qui venait de se remettre d’une correction, a été brûlé par des gardes-frontières croates et que l’un d’eux lui a dit : « Je vais te faire ce qu’Hitler a fait aux Juifs ».
Dans le dossier répertoriant les décès documentés par le réseau UNITED for Intercultural Action (le même groupe à l’origine de la campagne « Fatal Policies of Fortress Europe »), la violence prend d’autres formes, au-delà des simples noyades. On peut par exemple lire l’histoire de deux adolescents syriens, Abdel Razzak al Qastal (18 ans) et Abdo al-Sayah (17 ans), morts des suites de tortures et de coups infligés par des gardes-frontières turcs le 12 mars 2023. Ou encore l’histoire de Rima al-Badi, une femme queer de 21 ans originaire d’Oman, qui s’est suicidée le 1er septembre de la même année, après avoir attendu plus d’un an dans un hôtel en Grande-Bretagne pour obtenir l’asile.
Il y a également le problème des enfants et des mineurs disparus, qui ne sont pas nécessairement morts, mais qui ont disparu, ce qui ouvre la possibilité qu’ils soient exploités et maltraités quelque part, loin des autorités et du regard du public. Entre 2018 et 2020, plus de 18000 enfants migrants et réfugiés ont été portés disparus, et entre 2021 et 2023, ce chiffre est passé à 51433 mineurs non accompagnés, selon Lost in Europe. D’après les données fournies par le ministère italien de l’Intérieur, sur les 29903 migrants qui ont débarqué sur les côtes italiennes jusqu’à présent en 2025 (jusqu’au 30 juin), 5328 étaient des mineurs non accompagnés.
Est-il seulement possible de donner un sens à la cruauté sans fin de ce régime frontalier meurtrier ? C’est une chose d’analyser les raisons capitalistes de l’exploitation honteuse ou des mauvaises conditions de travail et de vie des migrants et des autres personnes issues de l’immigration. Mais les politiques meurtrières qui ont conduit à ce système mortel ne peuvent s’expliquer uniquement par des facteurs économiques. Au contraire, les personnes en déplacement ont été déshumanisées au point que leur vie est considérée comme superflue, de sorte que leur mort n’est pas perçue par le public comme le scandale inhumain qu’elle représente.
Ainsi, après des décennies de déshumanisation des migrants et des réfugiés par les politiciens et les médias, les droits à la vie et à la sécurité/dignité des personnes en déplacement ont été pratiquement effacés.
Compte tenu de l’ampleur des souffrances humaines, il n’a jamais été aussi important de trouver des moyens de demander des comptes aux politiciens, aux autorités et aux institutions qui privilégient la violence aux frontières au détriment du droit à la vie et à la dignité des personnes.